L’innovation par le rachat : apparente malédiction ?

Il est une «malédiction» cachée, ou souvent ignorée, qui touche particulièrement les acteurs stars de notre économie nationale, ces grands groupes du CAC40 admirés, enviés de tous et pourtant aujourd’hui en manque d’innovation. Autrefois prescripteurs des changements majeurs en matière de produits, de procédés et de business models, ils n’arrivent plus à s’affirmer comme les fers-de-lance de la révolution technologique actuelle, car ne trouvant pas en eux-mêmes les ressources pour inventer de nouvelles perspectives.

N’allez pas croire, pour autant, que ce mal soit strictement français. Bien au contraire, il touche aussi de plein fouet les GAFA et les grandes sociétés américaines du Fortune 500, comme une fatalité pesant sur toutes les structures de grande taille. Un tel constat s’impose de par son évidence : les grandes entreprises n’innovent plus par elles-mêmes et pallient ce défaut par l’achat, parfois frénétique, de plus petites entités (startups, TPE ou PME), qui doivent leur offrir un œil neuf sur un monde en ébullition et une agilité qu’elles ne possèdent plus.

Prenons l’exemple de SNCF : confrontée de plein fouet à la révolution technologique qui «ubérise» inéluctablement son environnement, son public et ses concurrents, le groupement ferroviaire a investi plus de 28 millions d’euros cet été pour acquérir 75% du capital de OuiCar, service de location de voitures entre particuliers. Quelques mois auparavant, elle rachetait Green Cove, un des spécialistes français du covoiturage.

Il est vrai que, tel l’albatros de Baudelaire, «dont les ailes de géant l’empêchent de marcher», une grande taille conduit généralement à une certaine formalisation et à l’avènement d’une bureaucratie qui provoque l’inertie et paralyse les aspirations au changement et la capacité à réagir face à un environnement en mouvement. A l’inverse, les startups ont, par définition, des processus de décision particulièrement courts, peu de strates hiérarchiques et une capacité à saisir l’air du temps sans commune mesure. En rachetant des sociétés qui possèdent une technologie stratégique ou proposent des solutions parfois révolutionnaires, les grands groupes entendent se donner ainsi les moyens de conserver leur leadership et, plus que tout, éviter la triste relégation qu’ont connu Kodak, BlackBerry et d’autres, ces «stars» d’hier aujourd’hui disparues.

Il serait pourtant réducteur de considérer cet état de fait comme une véritable «malédiction», d’autant plus que le rachat intégral est loin d’être la seule option. Sans acquérir la totalité du capital, une grande entreprise peut prendre une participation financière dans des petites sociétés, selon la logique du «corporate venture». Citons également les différentes formes de «l’open innovation», notamment les hackathons organisés par certaines grandes banques. Une large variété de partenariats est ainsi possible. Au sein de ces mariages de raison, tout le monde, ou presque, peut trouver son compte : la jeune entreprise peut bénéficier d’une infrastructure solide, du professionnalisme d’équipes marketing déjà bien rodées ou encore d’un réseau de commerciaux permettant un maillage efficace d’un ou plusieurs territoires. Tout ceci n’a rien de négligeable quand on connaît les difficultés pour passer d’une simple invention, aussi brillante soit-elle, à un produit final rapidement commercialisable.

Au travers de tous ses différents avatars, le couple grande entreprise – startups constitue donc incontestablement une des nouvelles bases de l’économie d’aujourd’hui. Les entreprises de taille intermédiaire (ETI), qui produisent plus de 27% du PIB français, ont elles aussi tout intérêt à se rapprocher des startups, afin de profiter de leur agilité et de leur capacité à faire aboutir rapidement des projets et processus d’innovation. Il devient, dès lors, essentiel pour l’ensemble des dirigeants de suivre avec attention leur écosystème et d’être en veille constante pour identifier les pépites susceptibles de définir les paradigmes de demain. Nous devons également veiller à multiplier les espaces de dialogue et d’échange entre PME innovantes, ETI et grands groupes, que cela soit par le biais de Bpifrance ou au sein d’un des 71 pôles de compétitivité français.

Innothéra, l’entreprise que j’ai l’honneur de présider depuis maintenant 30 ans, a pleinement intégré cette réalité. Nous avons choisi d’investir, il y a quelques années, dans une pépite française spécialisée dans l’hygiène médicale, déjà couronnée par de nombreux prix aux Etats-Unis et en Europe. Nous conservons enfin la même vigilance qui nous a permis de repérer cette perle de technologie, preuve de cette interdépendance désormais au cœur du nouveau modèle économique.

Arnaud Gobet
Président d’INNOTHERA

Paru sur Économie Matin le 22/12/2015