Tout ce qui brille n’est pas or

De même que le Général disait : on peut sauter sur sa chaise comme un cabri, en disant l’Europe, l’Europe, on saute couramment de même en disant le progrès, le progrès ! Enthousiaste ou craintif, c’est selon, mais qu’importe, qui ne saute comme un cabri à ce mot magique ?

Nouvelle divinité des temps modernes, qui a incontestablement et impitoyablement relégué au rang d’aimables antiquités toutes les divinités d’antan …

Lot commun de toutes les divinités, elle est adorée sans retenue, sans réserve et sans discernement. Quiconque ose la nier, la critiquer, ou moins coupablement, contester la hauteur de son piédestal, passe immédiatement pour sacrilège. Bien courageux, ou aveugle, ou téméraire, ou délibérément provocateur qui s’y aventure !

La sagesse antique, qui n’était point divinité mais expérience, nous apprend que rien n’est tout blanc ni tout noir. Nombre de divinités antiques, quoique divines, immortelles et à bien des titres admirables, étaient bel et bien affublées de cette cohorte de faiblesses et défauts que trimballe avec elle toute humanité, la plus noble soit-elle.

Le progrès n’échappe pas à cette loi. Seul notre aveuglement nous le fait croire ou ignorer. C’est qu’elle est diablement habile cette divinité ! Connaissant à merveille nos faiblesses et penchants, elle sait les utiliser pour bien se faire valoir : poussant devant elle sa fidèle et dévouée servante, la nouveauté, infiniment charmeuse et fort bien tournée de sa personne, qui fait si adroitement prendre le brillant de la nouveauté pour l’or du progrès, elle arrive infailliblement à ses fins. Fins bénéfiques ou maléfiques, c’est selon : tour à tour sirène qui nous entraine irrésistiblement vers les abysses, divinité céleste qui nous élève au plus haut du ciel.

Et si nous gardions la tête un peu froide devant les assauts si charmeurs et tentants du progrès ! Oh, je ne dis point nous faire ligoter au mat du navire, tel Ulysse, pour résister à tout prix au charme des sirènes, mais à tout le moins se garder de toujours avoir pour le progrès les yeux de Chimène pour Rodrigue.

Et si nous prenions l’habitude de considérer aussi les éventuels inconvénients de chaque progrès, aussi systématiquement que les avantages qui nous sont si bien présentés et « vendus » par tous les bonimenteurs qui y trouvent ou pensent y trouver intérêt, par tous les chantres eux-mêmes aveuglés malgré eux ? Peut-être, en acceptant et en évaluant avec discernement, posément et sans passion, tout le blanc et tout le noir de chacun de ces progrès que nous accueillons bouche bée, comprendrions et maîtriserions-nous mieux les imperfections de notre époque ?