Regarder la vérité en face : le plus beau des défis

Si toute vérité n’est pas bonne à dire, on peut dire tout autant et bien plus même, que toute vérité n’est pas bonne à regarder. Se voiler la face, s’enfouir la tête dans le sable, quand la vérité est trop dérangeante, ou, plus simplement, tourner la tête de l’autre côté quand elle se fait un peu gênante, sont les attitudes les plus communes de nos frères les humains dont le courage intellectuel ou moral est souvent bien moindre que le courage physique. C’est qu’une telle vérité prise en pleine figure peut faire infiniment plus de dégâts qu’un danger physique – danger de mort mis à part bien sûr – pris en plein corps. L’un ne s’applique que dans l’instant et pour un bref instant ; l’autre peut remettre en cause tout un édifice patiemment bâti de convictions, de préjugés, de principes, d’affections. Que de dégâts irréversibles, que de blessures saignantes possibles à l’âme, au cœur, à l’amour-propre !

Il n’est pas toujours possible de nier purement et simplement une vérité : trop flagrante, détourner le regard ne suffit pas, fermer les yeux ou enfouir la tête ne permet plus d’avancer… Alors, sans la nier, on l’amoindrit, on l’émascule, on la regarde de biais pour la rendre moins brûlante, comme ce soleil d’hiver qui, de ses rayons obliques, ne peut plus brûler le sol. Cette épine dans le pied qui menace de faire si mal, on anesthésie le pied, ainsi c’est comme s’il n’y avait pas d’épine … du moins tant que dure l’effet de l’anesthésie.

C’est, par exemple, la technique du bouc-émissaire, pratiquée depuis que l’homme est homme et le bouc est bouc : on trouve une cause, une explication à la vérité dérangeante, qui nous dispense de toute responsabilité et de toute obligation personnelle d’y faire face et de la surmonter. C’est la faute à… Selon les époques et les croyances, l’esprit humain a ainsi développé une merveilleuse créativité pour concevoir un immense troupeau de sympathiques et lénifiants boucs-émissaires qui se sont affairés à apaiser toutes les mauvaises consciences, à endormir les scrupules, à dispenser d’agir : c’est la faute à Jupiter en colère, au Diable pendable, au temps pas clément, à la jeunesse et son ivresse, à la vieillesse et sa faiblesse, au Roi sans foi ni loi, à l’époque si équivoque, aux énarques comme des monarques, au patron si c…, aux syndicats si indélicats, à la belle-mère si mégère, au conjoint si coquin, aux enfants si insouciants, au Président si incompétent, aux Allemands si performants, aux Américains si vilains, aux Chinois si sournois, aux agriculteurs si pollueurs, aux concurrents si malveillants, au climat si ingrat, et j’en passe …

Bref c’est la faute « aux autres », pauvre innocent agneau que je suis, si maltraité que je suis avec tous ces méchants et pervers qui m’entourent… On se lamente et on ne fait rien … Pratique !
L’exorcisme, aujourd’hui, fait sourire. Le démon qui aurait possédé une victime, à qui on le ferait régurgiter à grand renfort d’imprécations et de gesticulations aussi obscures que théâtrales. Comment nos aïeux pouvaient croire à de telles fadaises ? Comment de telles bouffonneries pouvaient-elles les remplir à ce point d’effroi ? Et pourtant ne faisons-nous pas exactement de même, avec tous ces bouc-émissaires de pacotille qui exorcisent la vérité qui nous fait du mal ?

Rêvons d’un idéal, parfaitement utopique j’en conviens, où chacun, individu ou collectivité, regarderait la vérité en face, s’intéresserait à la poutre à son œil qu’il pourrait enlever plutôt qu’à la paille du voisin à laquelle il ne peut rien, où l’on appellerait un chat un chat, où l’on fuirait comme la peste les mauvaises excuses et les faux-semblants, où la réalité des choses serait sacrée monarque absolue face à ces vils et trompeurs courtisans que sont les dogmes, les préjugés, les idées reçues, ou la mollesse et le trompeur confort du laisser-faire.

Utopie bien évidemment, car l’homme sera toujours homme, avec ses immenses grandeurs et ses immenses faiblesses. Mais tout de même … Sachant que dans un domaine où il faut demander à l’homme de contraindre sa nature, de s’élever plus haut encore, il faut impérativement que l’exemple vienne de haut, souhaitons, pour que ce rêve devienne un peu réalité, que les élites le prennent tellement à cœur qu’elles se mettent à balayer frénétiquement devant leur propre porte !