Ode au bonheur de l’imperfection

Que seuls ceux qui aiment résolument le vin et cherchent à pénétrer ses mystères me lisent ! Passionnés que vous êtes, tous vous êtes à la recherche du GRAND VIN… C’est une sorte de quête du Graal, ce vin idéal qui porterait en lui toutes les grandeurs que vous attendez d’un grand vin, chacune portée à son extrême ! Puissance, fraicheur, parfum, subtilité, longueur, fruité, rondeur, équilibre, etc… Vous savez bien qu’il s’agit d’une utopie, nombre de ces perfections étant antagonistes, à tout le moins difficilement conciliables : subtilité et puissance, fraicheur et longueur, etc… Il n’empêche, vous êtes en quête de cet équilibre. Et ce Graal, vous le savez, jamais vous ne le trouverez. Pour votre malheur autant que votre bonheur : malheur d’une dégustation où pointe toujours un soupçon d’insatisfaction, bonheur de demeurer toujours en quête de l’idéal.

Votre malheur : au sein de toutes ces perfections que vous offre un authentique grand vin, ne voilà-t-il pas que, par une espèce de satanique fatalité, vous vous concentrez, vous vous focalisez sur l’inévitable petit défaut, petite faiblesse, le petit instrument qui, au sein de cette merveilleuse symphonie, ne joue pas à la perfection sa partition, au point de ne plus entendre que lui. C’est qu’étant connaisseur averti et exigeant, vous êtes comme ce chef d’orchestre qui n’a d’oreille que pour le défaut : il faut le traquer, car on sait qu’il ne peut pas ne pas être là, Graal oblige, il faut le détecter, il faut imaginer ce que serait la perfection s’il n’était point là….

C’est que la complexité appelle l’imperfection. Allongez et multipliez les échelles de critères à mesurer, vous diminuez drastiquement et statistiquement la probabilité qu’elles soient toutes au maximum : un modeste et simple brin d’herbe a infiniment plus de chance d’être parfait dans sa constitution qu’un immense chêne, dont la magnificence et l’éblouissante grandeur ne saurait cacher l’inévitable déséquilibre de certaines ramures, pour qui prête attention aux multiples composants de sa grandeur.

La simplicité est si facilement et heureusement parfaite : plaisir sans mélange de se régaler d’un vin jeune, sans prétention, à boire dans la naïveté et la fougue de sa jeunesse, à qui le temps n’a pu encore s’évertuer à dévoiler ces défauts que masque cette fougue. Plaisir aussi peu complexe que le vin lui-même…
Est-ce à dire qu’il faut fuir la complexité, qui porte en elle le vers de cette éprouvante insatisfaction ? Non, surtout pas ! Car la complexité, cela signifie la quête du Graal et ses immenses jouissances.

Voyez comme, dans cette quête, l’esprit est autant notre bourreau que notre bienfaiteur : cet esprit qui sataniquement me fait voir le petit défaut qui gâche tout, qui offense mes sens, ce même esprit me fait réfléchir, comparer, imaginer… il m’anime, me fait vivre, être moi-même…. Après ce moment passager de déception, je repars de plus belle à la conquête du Graal. Imaginez la tristesse si je trouvais ce Graal ; que resterait-il à chercher après ?

Il faut vivre, se nourrir, se satisfaire, je dirai, se repaître de l’imperfection. C’est elle qui nous fait avancer. La perfection n’est pas de ce monde, dit-on. Les sages s’en réjouissent : c’est là le vrai don de Dieu !

Dieu soit loué, ce texte est imparfait !