Ode à la sauvagerie

Dans les affaires aujourd’hui, tout comme dans celles autrefois, il y faut autant de sauvagerie que d’intelligence. La concurrence, c’est un duel à mort ; le travail, c’est une corvée ; l’argent, ça écorche de le donner … Certes, ce n’est plus une sauvagerie physique, le sang ne coule plus : les chevaliers d’antan et les manants qui s’élançaient en hurlant, lances et pieux en avant, pour transpercer en un corps à corps impitoyable le plus d’ennemis possible, ont fait place à des hordes policées, ivres de bénéfices et de parts de marché bien plus que de sang, aspirant à l’avancement bien plus qu’à la gloire, rêvant de conquêtes d’influence bien plus que de conquêtes de pays. C’est que les valeurs ont changé, et les critères qui les mesurent avec. Mais la sauvagerie est toujours là … Qu’est que la sauvagerie ?

Le Larousse nous le dit : « est sauvage qui vit dans la forêt, qui n’est pas apprivoisé, qui a quelque chose de rude, de farouche. » Qui vit dans la forêt est soumis à la nature, à sa loi aussi incontournable qu’imprévisible, aussi charmante et généreuse à ses heures que cruelle à d’autres, mais toujours mystérieuse et dominatrice. Pour survivre, soumis à un tel maître, il y faut de la résignation autant que de l’énergie, du fatalisme autant que du courage. Bref une certaine rudesse, un tempérament farouche, qui sait se plier autant que faire face.

Les affaires sont une forêt d’un nouveau genre. Créée par l’homme de toutes pièces, elle est bel et bien calquée sur celle de la nature. Les « entreprises » y tiennent lieu d’arbres : de toutes tailles, de toutes espèces, se livrant un combat sans merci pour s’approprier les « marchés », cette lumière mesurée d’un nouveau genre ; chacun, grand ou petit, fort ou faible, ayant au final ses chances de survivre et même de prospérer pourvu qu’il s’adapte, avec réalisme autant qu’égoïsme. Certes les grands arbres, comme dans toute forêt, dominent les petits de toute leur majestueuse stature et arrogante splendeur, mais combien de petits, humbles autant que malins, sortes de Gavroche bien dégourdis, croissent et prospèrent à leur ombre et sous leur protection … Et nul n’est à l’abri de la chute et de la mort, grand autant que petit. Le grand, bien sûr, soit qu’il meure en périclitant lentement sur pied, soit qu’il s’effondre, trop affaibli pour résister à un fatal coup du sort, entraine bien souvent dans sa perte nombre de ces habiles petits courtisans qui vivent de ses miettes, quoique les roseaux, de tous temps, soient au final plus résistants … Et tous, grands et petits, humbles et arrogants, tous portent fruit, donnent bois et ombrages à ce peuple d’hommes qui y vivent, y trouvent subsistance et en vivent.

La vie des affaires : peuple soumis à ses lois, loi des affaires, aussi rude et impitoyable, quoiqu’infiniment mieux policée que celle de la forêt ; elle ne peut fournir plus qu’elle ne produit, elle abrite et accueille toutes les faunes qui peuvent en vivre, qu’elles s’imposent ou y demandent abri, pour la coloniser, la développer, l’exploiter, la parasiter, c’est selon. L’homme, pour y bien vivre, voire seulement pour y survivre, doit développer toutes les qualités de l’homme des bois : prudent, avisé, voire sur le qui-vive en permanence, connaissant au mieux les secrets et recoins de cette forêt à la fois si hospitalière et nourricière qu’imprévisible, humblement soumis à ses lois tout en excellant à en tirer tout le parti possible.

Voilà pour la forêt « sociale », l’« entreprise » où notre homme travaille et gagne sa vie. Mais, autant que de vivre dans cette forêt, l’homme habite aussi dans la forêt, si ce n’est la jungle, de ses propres aspirations et sentiments intérieurs : incertitudes, peurs, angoisses, spectre de la mort, de l’échec, de la solitude, joies de l’amour, de la réussites, émotions esthétiques, plaisirs intellectuels. Habitant de ces deux forêts, sa forêt intérieure autant que la forêt « publique » de son activité « sociale », comment voulez-vous que l’homme ne soit pas un sauvage ? Qu’il habite des jungles terriblement tropicales, effroyablement productives mais regorgeant de vies avides et voraces ou de tranquilles forêts tempérées, toujours sauvage doit-il être pour survivre. Bon sauvage ou mauvais sauvage, c’est selon, mais sauvage toujours …