L’incomparable sérénité du grand large

Paradoxalement, et contrairement aux idées reçues dans les esprits peu au fait de ces choses, c’est en haute mer que le navire court le moins de danger. Certes des mystérieuses et effrayantes profondeurs s’ouvrent sous sa coque, mais, sous cette angoissante apparence, elles le protègent en fait de ces sournois et pervers récifs, apanages de ces hauts fonds infiniment plus sympathiques à l’imagination qu’à la coque du navire. Certes la houle y est la plus haute, mais régulière et prévisible, à l’opposé de ces courants et remous pervers et sournois qui s’agitent et se faufilent aux abords des côtes. Certes le regard se perd et s’égare sur un horizon immense et vide, aussi impitoyablement et éternellement circulaire que monotone, mais point n’est besoin d’être en permanence sur le qui-vive à guetter cette terre redoutée ou espérée. Certes le firmament est immobile et écrasant, mais quels songes et quel envoûtement sa contemplation ne provoque-t-elle pas ?

Certes aussi, et pour la raison que le danger, l’imprévu y sont infiniment moins présents, la haute mer peut signifier l’ennui pour un esprit qui ne serait pas aussi profond que la mer elle-même. Certes également, la fréquentation des hauts fonds et des côtes est indispensable à qui veut aborder de nouvelles terres.

Mais qui ne fait que longer les côtes et vivre des hauts fonds n’est que caboteur. Le vrai marin est un homme de la haute mer. C’est là qu’est son univers. Il lui faut la grandeur, le mystère, la puissance de ces immenses et éternelles étendues. Bédouin de l’eau à l’égal des bédouins du sable, il se repaît et fait ses délices de cette immensité. Homme qui ne redoute pas la solitude, il peut ainsi chevaucher en toute quiétude en compagnie de son imagination et de ses rêves.

C’est lorsqu’elle n’a plus de profondeur qu’une civilisation, tout comme la mer, devient dangereuse. Immense et immuable, telle est la norme des plus hautes mers. Ancienne et immuable, telle est la norme des plus hautes civilisations.

Certes, à l’égal de l’inlassable et en apparence lassante houle, les usages, traditions, règles, en rythment la vie d’un rythme lancinant auquel nul ne peut se soustraire. Certes point de ces perspectives de grands changements, de révolutions, de bouleversements, qui, à l’égal de ces courants et récifs qui  soudain se profilent, excitent provisoirement les esprits.

Certes l’apparent éternel recommencement des mêmes choses au fil des générations peut lasser qui ne perçoit la subtile évolution qu’il porte en lui.

Mais qui ne fait que vivre dans le changement, l’évolution, la révolution, en un mot, dans l’agitation n’est que caboteur de la vie, cabotineur, dirai-je même : agité, excité par de perpétuels dangers, opportunités, imprévus, nouveautés, certes il vit et bouge, telle cette écume à la crête des vagues, mais quand peut-il s’abandonner à observer et admirer le si vaste horizon des choses ? Quand peut-il s’abandonner à admirer et se pénétrer des mystères extraordinaires de la nature humaine ?

Il est vrai qu’on ne peut naviguer éternellement sans aborder à des côtes ; et il faut des hauts fonds pour y parvenir. Il est vrai de même qu’une civilisation ne peut éternellement se perpétrer. Cela ne s’est jamais vu.

Mais il est vrai aussi que ces périodes de transition, instables, agitées et dangereuses, sont des nécessités et non l’alpha et l’oméga du bonheur humain.

Ne méprisons donc pas l’immense sérénité de la haute mer, n’ayons pas les yeux de Chimène pour la factice excitation des hauts fonds….

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