Les cigales, les fourmis… et moi ?

« Pas de cœur dans les affaires d’argent, pas d’argent dans les affaires de cœur », professent nos amis britanniques. Dans ce monde d’aujourd’hui, toute activité professionnelle ne se réduit plus qu’à une affaire d’argent. Triste sort de l’humanité, qui, dans l’essentiel du temps de sa vie d’action, devrait imposer silence à son cœur !
Ce cœur, s’il parle pour l’amour, s’il parle pour l’amitié, s’il parle pour ces sentiments durables et profonds qui unissent les êtres les uns aux autres, s’il parle ainsi en toute légitimité dans la vie « privée », ne peut-il aussi parler pour l’amour des belles choses, pour la profonde et irremplaçable émotion du sentiment de création, pour l’affinité envers certains êtres, dans la vie « publique » ?

Il faut aussi parler d’argent, d’argent domestique sans doute, mais bel et bien d’argent, dans les affaires de cœur, pourquoi ne pourrait-on parler de cœur dans les affaires d’argent ? Ne parle-t-on pas de l’amour du travail bien fait ?
C’est que le cœur est à l’inverse de l’argent : l’un se compte et se prévoit, l’autre n’a pas de mesure et se manifeste sans crier gare ; l’un se divise en se multipliant, l’autre se multiplie en se divisant, l’un est un bon serviteur et un mauvais maître, l’autre est un bon maitre et un mauvais serviteur ; l’un, lorsqu’il surgit, invite à chanter, l’autre, lorsqu’il s’impose, invite à compter ; en deux mots, l’un est la fourmi de la fable, l’autre en est la cigale.

Comment concilier deux êtres aussi dissemblables ? Sont-ils irréconciliablement opposés ou merveilleusement complémentaires ? La fourmi peut-elle se mettre à chanter ? La cigale peut-elle se mettre à compter ? Ou serait-ce tuer leur essence profonde que de les y contraindre ? Aimerions-nous toujours la cigale si nous la voyions compter ? Admirerions-nous toujours la fourmi si nous la voyions chanter ? À chacun son rôle et les préjugés seront bien gardés.
À tout le moins cigales et fourmis peuvent-elles « travailler » ensemble ? C’est qu’elles sont extrêmes dans leur talent : sans doute s’agaceraient et s’importuneraient-elles bien plus qu’elles ne s’enrichiraient …

Aux jeunes recrues du travail, vante-t-on, évoque-t-on seulement l’amour du travail bien fait ? Qui oserait le faire aujourd’hui sans passer pour un gentil anachronique, si ce n’est un doux naïf ou utopique ? Et pourtant n’est-ce pas l’amour du travail bien fait, souvent même la passion de l’œuvre, tout autant, et plus sans doute que l’appât du gain, qui ont engendré toutes les magnifiques créations artistiques et humaines des siècles passés, n’est-ce pas l’amour et la passion des sciences qui ont produit toutes les grandes découvertes ? Aux jeunes recrues du travail, j’entends plutôt vanter les mots de réussite, de salaire, de prime. Tant que l’argent sera la seule finalité de l’activité, nous engendrerons des fourmis et négligerons les cigales, inconciliables par essence. Les unes qui seront replètes et ennuyeuses à mourir, les autres charmeuses et faméliques.

Restaurons l’amour du travail bien fait, glorifions la passion pour l’œuvre : leur honneur, leur grandeur, leur beauté, leur mérite…. et leur efficacité ; ne visons pas à être un peuple exclusif de fourmis, ne méprisons pas la charmeuse cigale. Il existe tant d’autres espèces, peut-être moins industrieuses que la fourmi obsédée, ou moins rêveuse que la cigale éthérée, mais qui survivent et prospèrent à leur manière tout aussi bien, sur notre terre.