La voltige des pensées

Les pensées courent le monde et visitent les cervelles, frappent et entrent précautionneusement, ou entrent sans y être invitées, par la fenêtre s’il le faut ; s’installent sans autre forme de procès dans le fauteuil du maître au coin du feu, bottes encore crottées et cape dégoulinante, emplissant toute la maison de leur envahissante présence ; ou s’assoient humblement sur le tabouret le plus reculé, soucieux de ne point troubler les conversations engagées, mais subtilement et progressivement envahissantes par leur présence, aussi ténue que réelle. Et, pour la plupart timides ou sans gêne, elles repartent, sans plus crier gare, oubliées aussitôt qu’échappées, à peine quelques gouttes d’eau qui bien vite s’évaporeront, à peine quelques poussières de terre qui bien vite seront balayées. Elles courent ainsi le monde, pénétrant toutes les cervelles.

Cervelles et pensées ne sont-elles pas faites pour cela ? Allant, venant, multiples, diverses, mais, bien souvent, éternellement les mêmes. Tel un vol d’oiseaux, tous extraordinairement semblables lorsque vous les voyez en compagnie dans le ciel, chacun tellement un don de ce même ciel lorsque vous le voyez pénétrer dans votre logis par une fenêtre ouverte. Pensées noires si vol de corbeau, pensées roses si vol de flamands, mais pensées éternellement identiques et renouvelées au fil des vies dont les pelotes se déroulent, au fil des générations qui sans fin se succèdent.

Chaque époque a ses idées de l’époque, envahissantes, qui semblent aussi éternelles mais sont aussi saisonnières que ces immenses passages d’oiseaux qui emplissent le ciel, puis le laissent extraordinairement vide jusqu’au passage de l’espèce suivante.

Mais parfois un oiseau surgit, solitaire ou en modeste compagnie : migrateur égaré ? Oiseau connu mais si rare que de mémoire d’homme on n’en avait plus vu ? Qu’importe, mais un oiseau rare. Qu’il soit de couleur chatoyante ou de plumage plus terne, il est rare avant tout. On s’en souviendra, il fixera un repère dans la monotonie des éternels recommencements, il fera parler, réfléchir, il troublera, tel ce caillou qui, tombant dans la mare, y provoque des ondes circulaires qui agitent la mare toute entière.

C’est la pensée rare, la pensée originale, l’idée qui marque les esprits, l’idée dont on se souviendra parce que rare, l’idée qui fera peut-être avancer – ou bouger – le monde. Œuf de Christophe Colomb, authentique découverte, nouvelle vision artistique, quelle que soit sa nature, c’est un caillou qui agite et remue la mare de l’humanité toute entière.

Plus qu’un caillou, bien souvent plutôt une météorite : frappée d’une météorite, la Terre n’en ressort jamais tout à fait la même, d’infimes mais bien réels changements pour les petits, à des bouleversements considérables pour les plus gros.