Il faut prendre des gants quand on ne sait pas où on met les pieds

Il faut prendre des gants. Expression populaire et bien imagée : dit autrement, et si je puis m’exprimer ainsi : il ne faut pas y aller à main nue, quand on ne sait pas très bien où on met les pieds. Les gants c’est utile : selon le besoin, ça protège, ça tient chaud ou ça fait chic. Notre expression populaire s’adresse au premier besoin : les gants, ça protège. Oui, mais toute bonne chose a son revers : ça protège, mais ça protège en isolant : le toucher, ce sens moins glorifié que l’ouïe ou la vue, mais tout aussi important, est muselé. Mettre des gants pour se protéger, c’est comme mettre un bandeau sur les yeux : certes le soleil ne risque plus de nous aveugler définitivement, mais nous devenons ainsi bel et bien provisoirement aveugle.
Il ne faut donc pas trop souvent prendre de gants, sous peine de perdre le toucher avec la vie.
Ainsi prendre des gants pour voiler la vérité : toute vérité n’est pas bonne à dire, mais toute vérité n’est pas non plus bonne à cacher. Il est très vraisemblable que l’humanité s’est fait plus de mal en voilant ou cachant des vérités qu’en les découvrant trop brutalement.
Il ne faut pas confondre diplomatie experte qui consiste à enrober de manière à ce que la pilule ne soit pas trop dure à avaler, mais qu’elle soit bel et bien avalée, avec la diplomatie du « courage fuyons », qui consiste à noyer le poisson de manière, si je puis dire, à ce qu’une poule n’y retrouve pas ses petits.
Plutôt que « toute vérité n’est pas bonne à dire », il faudrait dire « aucune vérité ne doit être assénée ». Une vérité qui dérange prise en pleine figure, c’est comme un coup de gourdin sur le crâne.
Le mauvais diplomate est celui qui prend des gants pour tenir le gourdin : il ne s’abîme ni ne se salit les mains, mais le coup de gourdin est tout aussi dévastateur. Il pense d’abord à faire au plus facile ou au moins anxiogène pour lui, plutôt que pour l’autre. C’est celui qui écrira plutôt que dira en face, qui fera dire par un autre, qui trouvera tous les prétextes pour reculer l’annonce fatidique et sautera ainsi le pas d’autant moins bien.
Le bon diplomate, c’est celui qui pense avant tout à réduire la peine ou la souffrance de l’autre, quelle qu’en soit la peine et le désagrément pour lui. Il doit faire mal, mais met en œuvre toute l’habileté et l’art possible pour que le mal soit asséné le plus progressivement et le moins douloureusement possible, quitte à payer de sa personne.
Il faut prendre des gants pour annoncer des choses désagréables. Il faut aussi, parfois, prendre des gants, pour affronter une personnalité forte, imprévisible, brutale, hostile. C’est donc bien, là aussi, d’un gant de protection dont il s’agit, indispensable pour ne point se brûler. Un gant ignifugé en quelque sorte, efficace mais épais, d’autant plus isolant et engourdissant pour l’agilité des doigts….  Chacun s’en tire plus ou moins bien, selon son expérience, son habileté, selon la puissance du feu à éteindre…
Et puis, il y a ceux qui portent des gants en permanence ;  pour ne pas se dire les vérités à eux-mêmes : ils répugnent à voir les choses comme elles sont, ils répugnent à se voir comme ils sont. Ils évacuent, ignorent, autant que faire se peut, tout ce qui est gênant, désagréable : tout ce qui n’est pas reluisant ou valorisant pour l’image qu’ils se font d’eux-mêmes, tout ce qui est contraire à leurs convictions ou préjugés, tout ce qui est perturbant pour leur petit confort. Sortes d’autruches qui cachent leur tête dans le sable à l’approche du désagréable, sortes de tortues à l’abri des intempéries de la vie sous une épaisse carapace, et aussi lents que la tortue à avancer, avancer dans leur perception du monde et de la réalité.
Les gants sont donc la meilleure et la pire des choses : il ne faut les enfiler qu’en cas de vrai besoin, les choisir de l’épaisseur qui convient, et exercer ses doigts à agir le plus librement malgré ce corset peu naturel.

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