Il faut loucher pour s’épanouir

Pas d’argent dans les affaires de cœur, pas de cœur dans les affaires d’argent, prônent les Anglais. Sur la deuxième partie de cet axiome, il s’agit d’un idéal peut-être, d’un point de vue certainement ; d’une réalité, c’est une autre histoire… D’une école de pensée, disons plutôt, pour les cœurs secs et avides de puissance ; d’un principe extrême en forme de garde-fou, pour les cœurs plus sensibles. La réalité – ou la vérité ? – , se situe bien évidemment en un juste milieu dont l’évaluation est affaire de tempérament et de conceptions de tout un chacun.

A tout prendre, il ne me semble pas que ceux qui ont appliqué intégralement et à la lettre ce principe aient durablement mieux « réussi » dans les affaires que ceux qui ont pris seulement soin de ne pas trop y déroger.

On pourrait dire, de même, pas d’affaires dans les arts, pas d’art dans les affaires. Si personne, aucun expert, aucun « gourou » du management et du « business » n’a encore osé dire cela de manière aussi explicite, c’est bien le principe qui prévaut dans les esprits : quel jeune cadre en quête de réussite professionnelle, quel jeune loup avide d’avancement rapide, oserait dire qu’il est soucieux d’un contenu artistique dans son travail ? Tout au plus faire du beau lorsque c’est rentable. C’est alors affaire d’utilité et de marketing et non point d’art.

C’est que les arts et les affaires, n’appartiennent pas au même monde. Les uns au monde du rêve, de l’imaginaire, de l’émotion, les autres au monde de la matière, du réel, du concret. En un mot, les unes relèvent du Ciel, les autres de la Terre. Que la Terre s’occupe donc de ses affaires, et le Ciel des siennes !

Oui, mais…. Oui, mais chacun sait que l’homme ne peut espérer atteindre à une certaine forme de bonheur s’il ne prend soin de loucher suffisamment, je veux dire marcher un œil tourné vers la Terre, l’autre vers le Ciel. On voudrait, on prétendrait que cette peu commode mais si vitale marche ne s’applique qu’en dehors du monde du travail ! Que l’homme au travail marche obstinément les yeux baissés. Messieurs, vous loucherez lorsque vous aurez fini de gagner votre pain !

Mais quelle est cette conception du monde qui veut que l’homme ne soit que la moitié de lui-même lorsqu’on lui demande de donner le meilleur de lui-même ? Qui prétend priver l’homme d’une aspiration si essentielle à son équilibre et qui constitue toute sa grandeur, qui prétend lui fixer exclusivement et obstinément les yeux sur le sillon qu’il trace dans son travail, comme ces chevaux de trait d’antan à qui l’on mettait des oeillères pour être sûrs qu’ils ne soient point distraits ? C’est prétendre ainsi que l’homme au travail n’est qu’une bête de somme totalement aux ordres de la puissance qui le mène. Quelle noble conception du travail, quel bel idéal est-ce que cela ?

Oui, mais vous diront les économistes, l’art n’est pas rentable. La finalité première du travail humain étant de se procurer du pain, je veux dire étant exclusivement de l’ordre de la matière, l’activité se doit d’être utile, fonctionnelle. Tout ce qui ne relève ni de l’un ni de l’autre doit être banni, pourchassé, impitoyablement.

C’est vrai pour l’individu qui ne travaille que pour gagner son pain. Mais combien de travailleurs et à tous les niveaux de responsabilité, quoiqu’on en pense, aspirent dans le travail à bien autre chose ?

C’est vrai pour l’entreprise, qui se doit, au quotidien, d’avoir les yeux rivés sur sa rentabilité immédiate afin de s’assurer de survivre et d’exister toujours l’année suivante.  Mais quelle entreprise ne doit pas également voir bien au-delà du temps présent, si elle veut vivre durablement, croître et se développer?

C’est utile puisque c’est beau, a dit Saint-Exupéry. Rassurez-vous, messieurs les économistes, la beauté est utile, utile même à l’aune de vos exclusifs critères de rentabilité ! Le problème est qu’il est difficile de mesurer cette rentabilité. Et qui ne se mesure pas, de nos jours, a difficilement droit de cité. Et pourtant, qui peut douter qu’une explicite préoccupation du beau, de l’artistique soit soient un très fort élément de motivation, de bien-être, dont l’entreprise ne peut que profiter à terme ?

La satisfaction du travail bien fait, ce sentiment si intime, si personnel, qui vous comble d’une si intense satisfaction, dont les racines sont, si j’ose dire, bien plus d’ordre céleste que terrestre, n’est-il pas l’expression primaire, mais déjà bien réelle, de ce sens du beau et de l’artistique que tout un chacun s’épanouit à mettre dans son œuvre ? C’est ce sentiment noble, personnel et intime, qui animait l’ardeur des compagnons d’autrefois. N’êtes-vous pas étonnés de voir combien les produits d’autrefois, outils, bâtiments, même les plus humbles, à une époque où pourtant la richesse était infiniment moindre et le gaspillage infiniment plus dommageable, portaient tous la marque d’un évident souci artistique ? Qui ose, aujourd’hui, explicitement parler de la satisfaction du travail bien fait ? Trop personnel, trop intime…

Osons ! Mettons de l’art et du beau dans ce que nous faisons ! Prônons explicitement qu’il est bon d’avoir ce souci.
Que le beau, l’artistique marchent main dans la main avec l’utile, le rentable, le fonctionnel !

De beaux locaux, de belles usines, qui coûteront certes un peu plus d’argent, mais cela ne sera-t-il pas rendu au centuple, par le bien-être, la motivation, la reconnaissance de ceux qui en jouiront ?

Des beaux discours, qui coûteront certes un peu plus de temps, d’efforts à concevoir, mais cela ne sera-t-il pas rendu au centuple par l’énergie et la confiance qu’ils susciteront chez ceux qui les entendront ?

Ainsi, oserai-je dire pour rassurer les inconditionnels de la rentabilité avant tout, faites de l’art, faites du beau, encouragez l’art, encouragez le beau, gratuitement, et peut-être ce sera, à votre insu, le meilleur investissement que vous ferez !
Les esprits chagrins -dont je ne suis pas- prétendent qu’aujourd’hui l’argent pourrit tout, y compris l’art. Rêvons plutôt que l’art mûrisse tout, y compris l’argent !