Grandeur ou beauté : réellement inconciliables ?

Si vous voulez durer, faites grand plutôt que de faire beau. On retient, on révère les grands conquérants, les grands entrepreneurs, les grands politiques, et même les grands artistes… Nul contresens à ces expressions, nul ne comprend par ces mots que ces hommes étaient simplement de haute taille ! Dites que c’étaient de beaux conquérants, de beaux artistes, etc., tout un chacun n’y verra qu’un simple éloge de leur beauté physique …

C’est ainsi, la beauté des actes et des créations est infiniment moins reconnue que leur grandeur.

Il faut dire que la grandeur, de quelque nature qu’elle soit, s’impose sans contestation, alors que la beauté, éminemment subjective, est sujette à toutes les contestations, celle des grincheux, celle des jaloux, celle des mal éduqués, ou tout simplement celle de ceux qui, honnêtement, ressentent différemment.

Il faut dire que d’être confronté à la grandeur, en nous suffoquant et nous subjuguant, nous fait prendre conscience de notre petitesse. Alors que le contact de la beauté nous élève et nous grandit, effet tout opposé de l’une et de l’autre. La mémoire collective se souvient bien plus durablement de ce qui lui a fait sentir ses limites que de ce qui lui a fait sentir son immensité. L’un marque au fer rouge, l’autre est un souffle aussi divin qu’éphémère.

Il faut dire que l’homme, s’il se plaît à bâtir, se délecte plus encore à démolir. Et c’est infiniment plus facile de démolir ce qui est beau que ce qui est grand : moins universellement reconnu, moins grand, on y risque moins de contestation et moins de fatigue…

Si donc vous voulez durer, que vos œuvres perdurent physiquement ou dans les mémoires, faites grand plutôt que de faire beau. Bâtissez des empires, enfantez d’immenses choses ; ne vous gaspillez pas à faire du beau, du joli. Si vous voulez durer… si tel est votre exclusive ambition, mélange d’orgueil et d’angoisse de ne rien laisser de votre passage sur cette Terre.

Mais si, quoiqu’avant tout soucieux de durer, vous êtes néanmoins entêtés du beau, nul ne vous empêche de faire simultanément grand et beau. Beau selon votre conscience, beau selon vos gouts, et grand selon les canons universels.

Il est une idée assez généralement répandue que faire beau et grand est plus onéreux que faire seulement grand. Rien n’est moins sûr. Combien, exclusivement préoccupés de faire grand se sont-ils seulement posés la question de faire, tout ensemble, « aussi beau que possible » ? Pourquoi nos ancêtres, vivant à des époques infiniment moins riches que la nôtre, avaient-ils un souci manifeste de mettre toujours un peu d’art dans ce qu’ils faisaient ? Et les œuvres les plus universellement admirées ne combinent-elles pas généralement les deux ? la Tour Eiffel et Notre-Dame sont-elles plus admirées pour leur grandeur ou leur beauté ? Sans leur taille, jamais elles n’auraient été aussi immortelles, sans leur beauté l’auraient-elles été autant ?

Il vaut mieux bien travailler son jardin que de l’agrandir, dit le sage. Tout le monde n’est pas sage, loin de là …

Agrandissez-donc d’abord et avant tout, si tel est votre destin, mais, je vous en prie, ayez toujours soucis de faire du « beau travail »…