La bourse ou la vie ?

Dans l’imaginaire populaire, il est noble de faire peu de cas de sa vie, de la risquer allègrement pour la gloire. Dans ce même imaginaire, il est méprisable de faire peu de cas de son argent, de le gaspiller inconsidérément pour son plaisir. Mais n’est-ce pas gaspiller une vie que de la perdre? N’est-ce pas inutile d’amasser de l’argent pour se refuser le plaisir qu’il peut procurer ? D’où vient donc que l’argent se doit d’être respecté et que la vie se doit d’être méprisée ? Il faut, dit-on ainsi, ne pas craindre la mort et craindre de se ruiner…. Cependant, dans la réalité, qui ne la craint bien autant qu’il le redoute ? A moins d’être inconscient et détaché de tout. Perdre la vie, perdre tout ce que l’on a amassé au cours de la vie : perspective en fait aussi peu réjouissante l’une que l’autre, l’une définitive, l’autre prometteuse de la pire déchéance.

L’argent doit faire des petits : les banquiers, Jésus et Luther nous le disent, haut et fort. On ne saurait donc tuer un être qui peut, qui doit, se reproduire. Et pourtant, ce sont les jeunes gens, qui n’ont point encore engendré, que l’on envoie tout d’abord à la guerre ! C’est aussi que l’argent est le fruit du travail, de son propre travail, mais aussi du travail des autres, par la magie du capitalisme et du labeur cumulé des générations qui nous ont précédés. Le fruit donc de la sueur et de l’effort, un fruit laborieusement et péniblement amassé. Brûler l’argent c’est ainsi faire une offense à ceux qui travaillent et ont travaillé, c’est un geste de mépris à l’égard des humbles et des obscurs qui besognent et transpirent. Le faire fructifier c’est, tout au contraire, leur rendre hommage, et prolonger ainsi l’œuvre qu’ils ont initié. C’est pourquoi l’argent, s’il ne faut pas l’aimer trop, moins encore l’idolâtrer, doit être respecté. Respecté, non pas par avarice, non pas par le pouvoir et le plaisir qu’il peut procurer, mais par égard pour ceux qui ont transpiré pour l’engendrer.

Alors que la vie est le fruit du plaisir. Du plaisir et du bonheur de deux êtres qui se sont aimés. Nulle reconnaissance de son existence n’est due à un effort ou un labeur. Et la considération que, contrairement à l’argent qui, en théorie, peut survivre et croître à l’infini, la vie connaîtra un terme inéluctable. Faire peu de cas de sa vie, c’est seulement faire peu de cas de la date effective où elle cessera. Gaspiller l’argent, c’est tuer quelque chose d’immortel dans son essence. Voilà sans doute pourquoi il est noble de mépriser la mort, pourquoi il est méprisable de gaspiller l’argent.