Les hommes sont sans cesse accablés de problèmes à résoudre, ou, plus exactement, de questions auxquelles ils se doivent de répondre. C’est en répondant à ces questions qu’ils ont fait progresser l’humanité. Vaille que vaille et tant bien que mal. En apportant bien souvent de mauvaises réponses à de bonnes questions. Ces questions qui, de tout temps, ont irrigué l’humanité, sont comme ces fleuves qui roulent, traversent et fertilisent les contrées : obstacle infranchissable de prime abord, mais irremplaçable source de vie en fait.
On répond bien souvent aux questions de la même manière qu’on traite les fleuves :
On souhaite que le fleuve charrie plus d’eau, qu’à cela ne tienne, il suffit d’élargir son lit… Ou de la manière de régler l’apparence des problèmes, et non les problèmes eux-mêmes, d’apporter une mauvaise réponse à une bonne question.
Vous connaissez cet axiome qui dit qu’il n’est pas de question, aussi complexe soit-elle, dont on ne puisse trouver les bonnes réponses à l’issue d’un maximum de cinq pourquoi? posé aux réponses successives des pourquoi? précédents.
Mais qui prend le temps de toujours pousser les pourquoi? dans leurs derniers retranchements ? Peur de découvrir une vérité qui dérange, peur de remettre en cause un dogme ou un ordre établi, peur de n’avoir pas les moyens d’apporter la solution à la vraie cause, crainte de froisser son interlocuteur ou son environnement par ce qui pourrait ressembler à de la défiance inquisitrice, impatience de trouver au plus vite la solution ou le remède : c’est que la soif de vraie vérité nous tenaille infiniment moins que le souci de la tranquillité et de la facilité.
Notre époque, comme toutes les autres, car il s’agit là d’un travers éternellement humain, fourmille ainsi de mauvaises réponses à de bonnes questions.
Le chômage, par exemple : c’est entendu, il suffit d’empêcher les licenciements pour le résorber. Mettez un barrage en travers de la rivière, effectivement l’eau s’accumulera en amont, mais qu’en sera-t-il de l’aval ?
Les besoins de financements publics : c’est entendu, pour les satisfaire, il suffit de prendre l’argent où il se trouve, je veux dire taxer « les riches » : installez de multiples dérivations sur le fleuve, certes vous irriguerez ainsi des contrées assoiffées, mais qu’en sera-t-il de l’aval ?
A moins que, plus expéditif encore, vous ne préfériez vous endetter : retenez toute l’eau qui tombe du ciel, ne la laissez pas s’écouler dans le fleuve ce qui devrait s’y écouler, mais qu’en sera-t-il, alors, de l’aval ?
Pour jouir au mieux du temps présent, on consomme sans retenue et on produit ainsi ces quantités immenses de déchets et résidus de toute sorte, qui salissent et polluent : débarrassez-vous de vos égouts en les rejetant dans le fleuve, mais qu’en sera-t-il de l’aval ?
Le consensus est difficile à trouver ? c’est le plus fort qui impose sa solution, la majorité politique, le plus riche, celui qui crie le plus fort, etc. Ce sont ces rivières mal nettoyées, encombrées d’herbes où, sur les bords, l’eau stagne, croupit, dédaignée et ignorée d’un courant qui passe en force en son centre, mais la rivière restera-t-elle longtemps navigable ?
Le travail est une fatalité ? il faut donc réduire, autant que faire se peut, le temps qu’on y passe : retenez la pluie pour arroser vos fleurs et jardins, plutôt que de la laisser s’écouler par ruisseaux et rivières pour grossir le fleuve, mais qu’en sera-t-il, encore, de l’aval ?
Barrer les fleuves, y puiser sans retenue, restreindre leur écoulement, les salir, les polluer, sont de ces solutions de facilité qui parent au plus pressé, sans souci du futur, de l’aval, de la dignité du fleuve lui-même.
Un fleuve ne devient grand et majestueux que s’il a les moyens de rouler au mieux vers son destin, qui est de parvenir le plus large et le plus pur vers l’océan. Cet océan qui, certes, en apparence, l’engloutira, mais pour éternellement le régénérer.
Les grands problèmes – ou dirai-je bien plus positivement, car c’est ainsi qu’il faut les nommer, les grandes questions- qui se posent à nous sont de ces fleuves qu’il est si facile et tentant de maltraiter comme nous pouvons le faire des fleuves de la Terre, mais qu’il est pourtant tout aussi important de laisser couler le plus largement et librement vers leur destin, qui est de nous régénérer sans cesse.
Notre siècle, siècle de l’écologie de la planète, a pris conscience de l’enjeu vital de bien traiter nos fleuves. Souhaitons qu’un tout prochain siècle, qui serait un siècle de l’écologie de l’esprit, prenne conscience de l’enjeu vital de bien traiter le fleuve de nos questions….
