Progresser, c’est bien plus qu’avancer !

Le progrès, le progrès… Que ne vante-t-on le progrès ! Certes, et l’on a bien raison, mais le progrès de quoi ? Progresser c’est avancer et, bien plus, avancer sur un chemin difficile ; escarpé ou rocailleux, torride ou traitre, qu’importe, mais difficile. On ne progresse pas sur un lit de fleurs, on ne fait qu’avancer. Vaincre la difficulté, telle est l’essence du progrès. Il s’agit d’une élémentaire règle de physique : pour s’élever, quel qu’en soit le domaine, il faut vaincre une gravité, de ces gravités qui, car telle est leur nature, sans cesse tendent à ramener vers le bas, de quelque bas qu’il s’agisse. Progresser c’est donc une victoire.

De quel progrès parle-t-on ? Progrès matériel ? Progrès spirituel ? Progrès des cœurs ? Progrès des esprits ? Allons du plus évident au moins évident.

Progrès matériel : nul ne saurait sans mauvaise foi nier que la vie matérielle est infiniment moins contraignante, usante, cruelle que par le passé : terminées les famines, terminées les épidémies, terminées les imparables, impitoyables et mystérieux maux qui, à tout âge, en un tournemain et sans crier gare, vous menaient de la plus vigoureuse des vies au plus glacé des tombeaux, terminé les morsures glaciales d’un hiver redoutable, terminé les abrutissantes besognes quotidiennes d’une vie aussi misérable qu’étriquée…

Victoire totale donc, sur la misère, sur le dénuement, sur l’abrutissement ; victoire chèrement acquise au prix de ces innombrables explorateurs, pionniers, savants, industrieux, industriels, masse anonyme et sans nombre qui, mue par tous les appétits de la terre, du plus noble au moins glorieux, mais mues d’abord et avant tout, nous ont offert ce formidable « progrès » qui, insensiblement, a mené les masses de l’état d’animal de trait à celui d’être pensant.

Voilà le progrès, évident et resplendissant : nous avons le confort, nous avons le temps de penser. Les cœurs ont plus le loisir de vibrer, les esprits de s’enrichir, les âmes de s’élever.

Mais vibrent-ils plus fort, s’enrichissent-ils plus, s’élèvent-elles plus haut ? Ont-ils les uns et les autres progressé, avec la nécessaire conquête qui va avec ? Rien n’est moins sûr : il s’agit pour l’instant bien plus d’une évolution subie que d’un progrès acquis à la force du poignet…

Les cœurs palpitent moins : ils ne sont plus sujets à ces enthousiasmes subits, qui naguère, jetèrent nos ancêtres sur le chemin des croisades, semaient des haines ancestrales et inextinguibles entre clans et familles du même voisinage ; mais qui, également, suscitaient des élans de générosité, de dévouement que l’on ne voit plus guère aujourd’hui. Les cœurs ne palpitent plus, ils sont régulés, par les lois protectrices, par les usages tranquilles, par le confort douillet ; régulés tels ces fleuves fougueux et indomptables, domptés néanmoins par une succession de barrages qui les rendent aussi utiles qu’inoffensifs. Est-ce un progrès ? Que chacun juge : la magie et l’envoutement d’un fleuve indomptable ou l’utilité tranquille d’un fleuve assujetti ?

Les esprits se remplissent plus, mais se remplissent-ils mieux ? Une tête bien faite plutôt que bien pleine… À la lecture de toutes ces œuvres antiques, où, selon les mots de Marguerite Yourcenar, tout avait été déjà été dit, quoiqu’à une époque où la connaissance humaine était si lilliputienne par rapport à ce qu’elle est aujourd’hui, peut-on affirmer que les têtes sont mieux faites ? Plus farcies, certes, mais mieux faites ? On ne peut, sans se lasser, manger à tous les repas des plats farcis et sophistiqués, alors qu’on se régale sans se lasser jamais des plats les plus simples, pourvu qu’ils soient habilement apprêtés avec les meilleurs produits.

Les âmes s’élèvent moins haut. Les vocations, les aspirations, les élans mystiques, qui, naguère, vous saisissaient une pauvre petite âme, et telle l’épervier, vous l’emprisonnaient de ses serres pour la mener haut dans les airs et loin du monde, ne sont plus que souvenirs. Aujourd’hui, les âmes sont terrées dans le sol, à l’abri de ces regards célestes mais dévorants ; ou peut-être, sont-elles en hibernation ? C’est que les chirurgiens de l’âme, naguère les prêtres, grand-prêtres, sages, grands Anciens, n’exercent plus. Seuls demeurent les anesthésistes- réanimateurs, mais sans les chirurgiens : les puissants qui anesthésient les peuples pour mieux les dominer, les révolutionnaires ou idéalistes qui, sporadiquement, tentent de les réanimer…

Progrès matériel, certainement. Progrès des cœurs, des âmes et des esprits ? Voire donc… Pourquoi cependant, tels certains esprits chagrins, prétendre que l’un est inconciliable avec les autres ? Pourquoi s’enfoncer plus profondément dans la terre empêcherait-il de monter plus haut dans le ciel ? Les arbres aux racines les plus profondes ne sont-ils pas ceux qui montent le plus haut dans le ciel ?

Ce n’est qu’une question d’époque : il faut d’abord approfondir les racines avant de pouvoir monter plus haut. C’est ce que fait notre époque : demain, nous monterons donc…

L’humanité qui, par essence, aime vaincre, après avoir vaincu à satiété les difficultés du progrès matériel, s’attaquera, n’en doutons pas, à remporter les victoires qui permettront le progrès dans ses autres domaines.